RECIT. “Une belle prise de guerre” : l’arrivée de Léonard de Vinci en France, l’énorme coup du mercato artistique de la Renaissance
Qu’est-ce qui se cache au milieu d’une forêt de bras, juste en dessous des perches à selfies, protégée par un cordon de sécurité, une barrière en bois et un cube de Plexiglas, salle 711 du Louvre ? Vous avez deviné : La Joconde, le tableau le plus connu au monde malgré ses dimensions modestes (77 cm de haut sur 53 de large). Si Monna Lisa exhibe son sourire énigmatique dans l’Hexagone, c’est à son auteur, Léonard de Vinci, qu’on le doit. Quelques années avant sa mort, dont le 500e anniversaire est célébré le 2 mai de cette année, l’artiste italien avait mis le tableau dans une charrette au moment de rejoindre la cour du roi François Ier. Et offert, ou plus exactement vendu, à la France, avec plusieurs chefs-d’œuvre inestimables. Récit d’un transfert hors norme.
Léonard de Vinci, l’homme du passé
Pas un regard. Personne n’était là pour coucher ce moment sur le papier, mais il est tentant d’imaginer que Léonard de Vinci ne s’est pas retourné une dernière fois pour contempler Rome, l’orgueilleuse cité des papes, quand il est parti, au plus chaud de l’été 1516. Autour de lui, un imposant convoi. L’ambassadeur de France, qui a mené les négociations, ses assistants Melzi et Salai, quelques artistes de passage, quelques serviteurs, une escorte armée et surtout, des chariots pour le matériel. Lors d’un précédent voyage entre Milan et Rome, l’artiste a noté dans ses carnets qu’il y en avait pour 225 kg de bagages. Comptez quelque 15 000 pages de notes, qu’il compte bien mettre en ordre et publier une fois en France, et 250 livres, une bibliothèque inédite pour l’époque. Et trois tableaux encore inachevés pour Léonard, qui ne cache pas son côté perfectionniste : La Joconde, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte-Anne (peinte sur bois, donc impossible à transporter roulée) et le Saint Jean-Baptiste. Trois sur la quinzaine que Léonard a réalisés tout au long de sa vie, ce n’est pas négligeable.
Son passage à Rome n’a pas laissé un grand souvenir à Léonard. Son dernier mécène, Julien de Médicis, neveu du pape, est mort après une longue agonie. Pire, ses finances avaient commencé à rendre l’âme bien avant son corps. Pour tout logement de fonction, le mécène n’a dégoté à l’artiste qu’un boui-boui dans le bâtiment des artisans du Vatican. Voilà le génie du XVe siècle relégué avec les menuisiers et les miroitiers. “Léonard était considéré comme un vieux peintre un peu fou, un peu vaurien, qui ne peignait plus pour se consacrer à des études bizarres ou interdites, comme l’anatomie”, souligne Carlo Vecce, biographe de l’artiste. Ce professeur de littérature à l’université de Naples enfonce le clou :
Le grand Léonard de Vinci était marginalisé. Oublié.
Carlo Vecce, biographe de Léonard
L’artiste a beau se donner des airs de druide ou de philosophe grec, en laissant largement pousser sa barbe et ses cheveux, il conserve une dent contre les mécènes italiens. Tous. “Les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit“, peut-on lire dans ses notes.
Prenez aussi les maîtres de Florence au tournant du XVIe siècle, Savonarole et Machiavel, qui proposent à Léonard de décorer un mur du Palazzo Vecchio. Sur le papier, l’offre est alléchante. En réalité, c’est un traquenard. Première tuile : “C’est un boulot assez mal payé”, souligne Pascal Brioist, auteur de Léonard de Vinci, homme de guerre (éditions Alma) ou Les Audaces de Léonard de Vinci (chez Stock). Deuxième hic, on lui a collé son ennemi juré, ce crâneur de Michel-Ange, en face de lui. Et le jeunot, de 25 ans son cadet, avance, lui, et ne lésine pas sur la peinture quand Léonard s’entête à tester des enduits de préparation pour le mur. Son travail n’avance pas d’un pouce, et ça se voit. Le camouflet fera le tour des cours italiennes. “On lui préfère une nouvelle génération d’artistes, qu’on installe à des postes importants”, poursuit Pascal Brioist. A Rome par exemple, où Léonard retrouve ce poseur de Michel-Ange, auréolé de l’achèvement du plafond de la chapelle Sixtine. Léonard n’a pas voix au chapitre au Vatican depuis l’épisode florentin. Le pape a eu ce mot cruel, rapporté par Vasari, le chroniqueur artistique de l’époque : “Hélas, cet homme ne terminera jamais rien, parce qu’il pense déjà à la fin avant le commencement”.
Son départ ne cause pas plus d’émoi que ça dans la Botte, à une époque où l’artiste italien s’exporte aussi bien que le footballeur brésilien de nos jours. “Les artistes circulaient beaucoup plus facilement qu’on ne le pense, souligne Florence Alazard, maîtresse de conférence à l’université de Tours. On trouve des peintres, des sculpteurs ou des architectes italiens dans les confins de l’Europe, en Pologne, en Hongrie ou en Moscovie. Ça n’est pas du tout lié aux guerres d’Italie, simplement ils vont là où on leur propose un contrat ou un chantier.”
Un contrat en or massif
Première halte à Milan, ville sous domination française depuis quelques décennies. Léonard s’y est déjà rendu, attiré par les deniers français, abandonnant au passage le fameux chantier de Florence de 1503. Son séjour devait durer trois mois, il s’éternisera, au grand dam de ses mécènes italiens. Cela fait vingt ans que la France courtise l’artiste. Charles VIII et Louis XII ont tenté de le débaucher. Le premier a même tenté de faire déménager un mur d’un palais milanais sur lequel Léonard avait peint une fresque. En vain, sous peine de voir s’effondrer le bâtiment ou de perdre la fresque. Le second aurait demandé à Léonard de faire un peu d’espionnage pour le compte de la France, l’air de rien. La troisième tentative sera la bonne. Comment ne pas succomber au charme de François Ier, tombé dans la marmite de l’art quand il n’était qu’un marmot promis au trône de France (bien que ne descendant pas directement du roi) ? “Davantage que ma couronne, tu seras le joyau de mon royaume”, le flatte le roi dans sa lettre.
Couronné en 1515, ce géant de près de deux mètres connaît un véritable état de grâce au début de son règne. Principal coup d’éclat : une victoire militaire face aux Suisses à Marignan, dont on oublie qu’elle fut la bataille la plus meurtrière depuis l’Antiquité. François a dans un coin de sa tête l’ambition de se faire élire à la tête du Saint-Empire romain germanique, dont le titulaire du poste, Maximilien Ier, agonise à petit feu. Pour cela, il lui faut engranger les succès militaires et se tailler une image de patron de l’Europe. “François Ier est l’un des premiers rois à avoir une communication véritable sur son image, insiste Pierre-Gilles Girault, actuel conservateur du monastère royal de Brou (Ain), qui a organisé l’exposition François Ier, images d’un roi, de l’histoire à la légende.
Il avait clairement l’intention d’utiliser la culture pour renforcer son ‘soft power’, et de faire du royaume de France la nouvelle Rome.
Pierre-Gilles Girault, spécialiste de François Ier
Cela passe par un objectif, et un seul : attirer Léonard de Vinci dans ce qui n’est pas encore un hexagone.
Léonard a tapé dans l’œil de François Ier sans le faire exprès. Jan Sammer, auteur du livre Leonardo da Vinci: The Untold Story of His Final Years, suppose que c’est en tombant sous le charme de la fresque représentant La Cène, exposée dans le réfectoire d’un couvent dominicain de Milan, dont il connaissait le motif pour l’avoir découvert sur une tapisserie commandée par sa mère. Est-ce à ce moment que le roi a missionné ses ambassadeurs pour faire venir l’artiste ? “Si cela s’est produit comme lorsqu’il a tenté de débaucher Fra Bartolomeo, il a joint à son invitation une forte somme d’argent pour le voyage. C’était comme ça qu’on procédait à l’époque”, abonde l’universitaire. D’autres évoquent une rencontre directe, lors de négociations entre le pape – Léonard faisait partie de sa suite – et le roi près de Bologne, en décembre 1515.
Aucune source ne retrace ce qui se passe jusqu’en mars 1516, quand une lettre de Bonnivet, favori du roi, somme l’ambassadeur de mettre Léonard sur un cheval et de l’accompagner en France. Sur un cheval ? Tout sexagénaire qu’il est, Léonard est encore capable de monter en selle, comme en attestent les reçus laissés aux écuries du roi quand il empruntait une monture.
Pour son dernier contrat, Léonard a fait exploser la grille des salaires du royaume de France, probablement sans avoir pu faire jouer la concurrence et peut-être même sans avoir négocié. Il obtient une confortable rente de 2 000 livres tournois, soit l’équivalent de la rente annuelle versée aux généraux d’élite de l’armée. “A titre de comparaison, le peintre officiel de la cour, Jean Clouet, touche dix fois moins”, souligne Laure Fagnart, chercheuse belge à qui on doit l’ouvrage Léonard de Vinci en France (éd. L’Erma Di Bretschneider, 2009). Si les domestiques restent à sa charge, son assistant Melzi se voit offrir 400 livres annuelles. Deux fois plus que ce malheureux Clouet, décidément pas si bien en cour. Cerise sur le gâteau, François Ier lui offre le gîte, en lui prêtant le manoir du Cloux (qui deviendra Clos Lucé par la suite), situé juste à côté d’Amboise (Indre-et-Loire), épicentre d’une cour itinérante le long de la Loire, qui va de château en château. Ou plus exactement d’auberge dans la vieille ville à des tentes sur un pré, les châteaux royaux de l’époque étant sous-dimensionnés pour recevoir la cour. A Amboise, le vieillard sera ainsi bien au chaud devant sa cheminée quand il regardera par la fenêtre les moins bien lotis grelotter sous leur tente.
Un coup d’œil à la liste des locataires des lieux suffit pour mesurer l’honneur qui est fait au vieil Italien : “Le château appartient à Louise de Savoie, la mère du roi, et après la mort de Léonard, c’est la sœur du roi qui viendra s’y installer”, précise Laure Fagnart. On pourrait avancer que Léonard débarque en qualité de premier peintre et d’ingénieur en chef du royaume, et que sa tâche ne consiste pas simplement à barbouiller quelques toiles. Ça, c’est sur le papier.
La grande traversée
Traverser les Alpes quand on a 60 ans passés, suivi d’un chargement qui vaut une petite fortune, le tout dans un XVIe siècle tumultueux, n’a rien d’une sinécure. L’équipage de Léonard a probablement différé son départ, initialement prévu en mars, à cause d’une offensive de mercenaires en Lombardie au printemps. Sous-payés par le Saint-Empire romain germanique, les traîne-rapière se transforment bien vite en bandits de grand chemin. La région n’est pas sûre. Il va pourtant falloir la traverser. C’est début septembre qu’est donné le signal du départ. Le temps presse pour franchir les sommets avant les premiers grands froids.
Un messager, qui changeait régulièrement de chevaux à chaque relais de poste, mettait environ une semaine à couvrir la distance entre Amboise et Rome. Léonard va mettre deux mois et demi.
Jan Sommer, auteur de Leonardo da Vinci : The Untold Story of His Final Years
Hors de question d’emprunter la route la plus directe, qui passe par Chambéry. Léonard et sa troupe choisissent un chemin plus lent, mais balisé de nombreux refuges tous les dix kilomètres, qui les emmène à 3 000 mètres d’altitude. “Le voyage a probablement été fait à travers les Alpes, la Vallée d’Ossola, le col du Simplon et la vallée du Rhône, jusqu’à Genève”, décrit Carlo Vecce. Dans ses jeunes années, Léonard a été l’un des premiers alpinistes, gravissant le Mont-Rose (à la frontière italo-suisse) pour en dessiner la vue. A l’époque, le climat à haute altitude est moins rude qu’aujourd’hui, décrit Angelo Recalcati dans la revue spécialisée Raccolta Vinciana : “Jusqu’à la fin du XVe siècle, les Alpes se trouvaient dans une situation climatique caractérisée par des températures moyennes élevées, avec pour conséquence une forte réduction des surfaces glaciaires.”
Les historiens estiment l’équipage de Léonard à une vingtaine de personnes, soit environ la moitié de l’escorte du cardinal Luigi d’Aragona (Louis d’Aragon), qui a fait le même voyage un an plus tard. Estimation encore, car il n’existe nul récit des soirées dans les refuges de la troupe. Imagine-t-on Léonard, qui a par le passé été embauché pour amuser les princes, se livrer à des one-man-show de mots d’esprit au coin du feu ? Le musicien qui l’accompagne, taquiner les cordes de sa guitare, alors que les palefreniers soignent les chevaux, que sa fidèle cuisinière Mathurine prépare le potage et que d’autres domestiques étendent le linge pour qu’il sèche ? On trouve ensuite trace du passage de l’équipée à Genève, puis à Roanne, où le barda de Léonard a probablement été embarqué sur un bateau afin de remonter vers Amboise, via la Loire.
Voilà pour l’hypothèse la plus probable. Ce qui ne convainc pas tout le monde, à commencer par le chef de file des “léonardologues” en France, Pascal Brioist : “C’était quand même plus simple d’embarquer sur un bateau à Rome, puis de changer d’embarcation à Marseille pour remonter le Rhône, non ? Il y aurait bien eu quelques problèmes de rupture de charge dans la partie finale, mais c’était quand même beaucoup moins dangereux que de traverser à cheval. C’est certes plus cinématographique, mais bien moins pratique.”
Aucun historien n’a encore tranché la question. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Léonard de Vinci arrive à Amboise à l’automne.
Une légende trop belle pour être vraie
Oubliez le tapis rouge, les cotillons, les plus hauts dignitaires du royaume en rang d’oignons pour accueillir le maître. Quand Léonard de Vinci arrive au Clos Lucé pour prendre possession de sa dernière demeure, le roi est dans la région, mais pour la naissance de sa deuxième fille, Charlotte. “Selon la tradition orale, il s’est rendu à la rencontre de Léonard en compagnie de sa mère pour l’accompagner sur les derniers kilomètres”, avance Catherine Simon Marion, déléguée générale du château du Clos Lucé. “Une marque d’égard très importante.” Le roi a beau être pressé, il n’acquiert pas aussitôt les toiles que Léonard a transportées dans son périple. Il attendra la mort du maître pour les acheter à ses assistants. De toute façon, pour Léonard, un tableau n’est jamais vraiment terminé : il peaufine encore les bleus de sa Sainte-Anne (commencée en 1500 !) au Clos Lucé, alors qu’il souffre d’une paralysie de la main droite, probablement la séquelle d’un AVC. On lui prête cet aphorisme révélateur : “Les détails font la perfection, mais la perfection n’est jamais un détail.”
Même réduit, son emploi du temps ne lui permet guère de mondanités. “Son insertion dans le milieu culturel français de l’époque est assez imprécise”, abonde Laure Fagnart. Agé et disposant d’un confortable atelier à domicile, il ne se mélange que peu avec ses collègues, même si Amboise abrite une forte colonie italienne. “Léonard n’a pas pris une place telle qu’il a empêché les autres artistes de travailler, appuie Florence Alazard. C’était avant tout une prise de guerre, il n’était pas là pour s’occuper du quotidien artistique de la cour.”
“Ici, Léonard, tu seras libre de penser et de travailler”, lui aurait laissé en guise de consigne François Ier, dont la réputation de laisser la bride sur le cou aux artistes a beaucoup fait pour l’attractivité du royaume. De fait, Léonard n’est pas assailli de commandes sitôt arrivé en France. “Il ne croulait pas sous le travail”, euphémise Laure Fagnart. Le grand œuvre pour lequel Louise de Savoie l’a fait venir, construire un château immense à Romorantin, est retardé pour cause de peste dans le fief de la reine mère. C’est probablement sur ce projet-là que François Ier a attiré Léonard. Un défi à la mesure de l’ingénieur-architecte spécialiste d’hydraulique : bâtir un château de 400 mètres de large, capable d’accueillir toute la cour, comme Louis XIV le fera avec Versailles plus d’un siècle plus tard. A titre de comparaison, le plus grand château que François Ier fera sortir de terre, Chambord, ne mesure que 100 mètres.
Mais on se méprend sur les relations entre l’artiste et le roi. Si les spécialistes s’accordent à dire que François Ier, qui a perdu son père très jeune, a vu dans Léonard “une figure paternelle ou même grand-paternelle”(Pascal Brioist), il serait faux d’imaginer le roi empruntant quotidiennement le tunnel qui unit en secret les deux maisonnées. “Il était courant que des tunnels relient les châteaux royaux à des manoirs avoisinants. Celui-ci n’a pas été spécialement creusé pour Léonard”, précise Catherine Simon-Marion, qui n’ouvre le fameux tunnel qu’à des visiteurs triés sur le volet au Clos-Lucé. Témoignage de première main du sculpteur Benvenuto Cellini à Vasari, le fameux biographe des stars de l’époque : “Le roi était tombé amoureux de ses vertus et prenait un si grand plaisir à l’entendre converser qu’il passait chez lui plusieurs jours de l’année.” Guère plus, à en croire le spécialiste, historien de l’art, Eugène Müntz : le roi ne séjourne à Amboise que six semaines fin 1516, quinze jours en 1517 et deux gros mois en 1518.
“Leurs rencontres n’étaient pas si fréquentes que la légende le prétend”, insiste Laure Fagnart. Et le roi n’a pratiquement pas vu Léonard durant la dernière année de sa vie, tout occupé qu’il était à faire la tournée des châteaux de France. Quand Léonard rend son dernier soupir, il se trouve en région parisienne. La scène d’un François Ier au chevet du génie quand il passe de vie à trépas, immortalisée notamment par Ingres, relève de la légende urbaine. “On trouve trace de cette légende, fabriquée a posteriori, assez vite, avance Pierre-Gilles Girault. Peut-être même a-t-elle été diffusée par François Ier et son entourage, pour montrer la connivence qu’il entretenait avec Léonard.”
Texte : Pierre Godon