“Il ne faut pas casser le commerce” : la laborieuse lutte contre le blanchiment d’argent sur le marché de l’art
Dans son dernier rapport, Tracfin déplore le manque d’implication des professionnels du secteur dans la lutte contre le blanchiment d’argent. Explications.
Louise HemmerléFrance Télévisions
Mis à jour le 12/07/2019 | 07:01
publié le 12/07/2019 | 07:01
La toile était dissimulée dans une valise. Pour lui faire passer les douanes de l’aéroport JFK à New York, de faux papiers indiquaient qu’elle ne valait que 100 dollars. En réalité, Hannibal de Jean-Michel Basquiat en valait huit millions. Cette pièce, découverte en 2007 alors qu’elle venait d’atterrir aux Etats-Unis, appartenait au banquier brésilien Edemar Cid Ferreira, condamné en 2006 à 21 ans de prison. Il blanchissait le butin de ses multiples fraudes financières grâce à une collection de quelque 12 000 œuvres d’art.
Rien de tel qu’une toile pouvant tenir dans une valise, traverser des frontières et être stockée dans des ports francs, ces zones non contrôlées par les douanes, pour blanchir de l’argent sale. La vente non plus n’est pas épargnée : les œuvres acquises illicitement – par le vol, des fouilles illégales ou des pillages – se retrouvent parfois sur le marché de l’art. Ce dernier est “notoirement opaque et non réglementé”, analyse Natasha Degen, professeure au Fashion Institute of Technology à New York. Mais ces méthodes sont désormais dans le viseur de Tracfin, la cellule de Bercy chargée de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Dans son dernier rapport, publié vendredi 5 juillet, l’organisme de renseignement dénonce la perméabilité du milieu et s’interroge sur l’inaction des professionnels.
Des “cols blancs” aux terroristes
Les autorités ont commencé à se pencher sur l’opacité du marché de l’art lorsque celle-ci est devenue un enjeu de sécurité nationale, avec la crainte que le secteur serve de canal d’écoulement à des fonds liés au terrorisme. “Avant, le trafic illicite d’œuvres d’art était vu comme un crime de cols blancs. Il y avait peu de ressources sur le sujet, et on s’y intéressait peu, alors même que certains disaient que le trafic d’œuvres d’art et d’objets archéologiques était le troisième trafic le plus important après ceux de la drogue et des armes”, explique France Desmarais, une experte de la protection du patrimoine qui a fondé l’Observatoire international du trafic illicite des biens culturels au sein du Conseil international des musées (Icom).
Les pillages du patrimoine culturel syrien et irakien, orchestrés à une échelle quasi industrielle par le groupe Etat islamique (EI), ont changé la donne. Pendant le raid qui a tué Abou Sayyaf, le “trésorier” de l’organisation, en 2015 en Syrie, les forces spéciales américaines ont retrouvé dans sa cache des permis de fouilles émis par le groupe terroriste, en plus d’artefacts dérobés au musée de Mossoul (Irak). L’EI encourageait les civils à dénicher des merveilles enfouies et à les revendre pour leur profit personnel et celui du califat – qui collectait une taxe de 20% sur ces transactions, rapporte le New Yorker (en anglais).
La menace d’écoulement du trafic d’œuvres d’art en Europe semble désormais réelle : “Il y a, tous les jours, des ventes aux enchères d’objets qui correspondent aux catégories des listes rouges de l’Icom”, qui répertorient les objets culturels exposés au vol et au trafic, rapporte France Desmarais – “cela ne veut pas dire que les objets sont illégaux, mais qu’il faut bien vérifier leur provenance pour s’assurer de leur légalité”, précise-t-elle. Et les autorités ont décidé de renforcer le contrôle – la commission européenne a ainsi lancé un plan contre le trafic d’œuvres d’art en Europe en 2017.
Des professionnels peu impliqués
“La législation sur la lutte contre le blanchiment d’argent, qui est une législation européenne, ne cesse de se durcir et de s’élargir. Elle est aujourd’hui étendue à la totalité du marché de l’art”, confirme Catherine Chadelat, présidente du Conseil des ventes volontaires (CVV), l’organe de régulation des maisons de ventes aux enchères. Depuis 2018, la cinquième directive européenne antiblanchiment exige que les marchands d’art vérifient l’identité de leurs clients pour toute transaction supérieure à 10 000 euros.
Pour ce qui est du cadre légal national, les professionnels tels que les antiquaires, galeristes, brocanteurs mais aussi commissaires-priseurs sont assujettis au Code monétaire et financier français. Depuis 2004, tous ont l’obligation de mettre en place des dispositifs visant à détecter les opérations à risque et de les signaler à Tracfin, qui s’est doté d’un référent pour surveiller au plus près les flux financiers du marché de l’art. Les professionnels doivent notamment déclarer toute opération suspecte. “On ne leur demande pas de certitudes, ni de dénoncer un quidam lambda. On leur demande juste de signaler lorsqu’ils ont des doutes”, explique Catherine Chadelat au sujet de ces “déclarations de soupçon”.Pour la présidente du CVV, ces dispositifs permettent même de garantir la réputation des professionnels du monde de l’art.
Mais, dans la pratique, la consigne est peu suivie d’effet. C’est ce que dénonce Tracfin :dans son rapport 2017, l’organisme déplorait déjàne recevoir qu’“un trop faible nombre de déclarations de soupçon” venant des professionnels de l’art – 67 au total pour cette année-là. En 2018, ce chiffre est même tombé à 40 selon le dernier rapport publié le 5 juillet dernier. “Force est de constater que la participation des professionnels du secteur de l’art à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme reste très limitée et que la culture de la conformité est difficilement intégrée dans les pratiques professionnelles du secteur”, taclait encore la cellule dans une lettre d’information datée de juin 2018.
Plus inquiétant encore, Tracfin soulignait que “l’implication des professionnels en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme apparaît à la lumière des statistiques inversement proportionnelle à leur chiffre d’affaires”. Or, “il y a certainement plus d’argent sale qui se blanchit chez Christie’s et Sotheby’s que chez un commissaire-priseur à Montélimar”, glisse Jean-Pierre Osenat, président du Syndicat national des maisons de ventes volontaires (Symev), qui regroupe les grandes maisons de ventes aux enchères.
“Une sorte de délit de faciès”
Pour résoudre inciter les galeristes et antiquaires à faire davantage remonter leurs soupçons, une autorité de contrôle a été désignée en 2016 (la Direction générale des douanes et droits indirects), ainsi qu’une autorité de sanction (la Commission nationale des sanctions). Elles doivent passer à l’action cet été. “Les douanes nous ont indiqué qu’il pourrait y avoir des contrôles dès le mois de juin”, déplore Georges-Philippe Vallois.
Ce propriétaire d’une galerie parisienne et président du Comité professionnel des galeries d’art n’a jamais rédigé de déclaration de soupçon pour Tracfin. D’ailleurs, selon l’organisme, l’activité déclarative des galeries d’art et des antiquaires “reste extrêmement faible, pour ne pas dire inexistante”. Dans sa galerie du 6e arrondissement, Georges-Philippe Vallois ne cache pas ses réticences face à ce dispositif de déclaration, en s’interrogeant notamment sur la pertinence des critères d’alerte listés par Tracfin pour les marchands d’art.
D’après eux, une “discordance entre le profil du client (âge, revenu, catégorie socioprofessionnelle) et la valeur du bien objet de l’opération” doit ainsi mettre la puce à l’oreille du professionnel. Une hérésie pour Georges-Philippe Vallois : “Donc je suis censé faire une déclaration de soupçon si l’un de mes clients n’est pas assez bien habillé ? C’est une sorte de délit de faciès. Ça me choque.” Se pose aussi la question des moyens. “Les grosses structures pourront embaucher quelqu’un pour faire ça pour eux, mais pas les petites galeries”, fait-il valoir, en débattant sur la manière dont les galeries pourront répondre aux exigences de Tracfin.
Je veux bien être un auxiliaire de police dédié à la lutte contre le terrorisme, mais je n’en ai pas les moyens.Georges-Philippe Vallois, galeristeà franceinfo
“Cet argument revient souvent, que les marchands d’art ne sont ni des policiers, ni des banquiers”, note John Byrne, un expert américain de la lutte contre le blanchiment d’argent, qui milite pour une meilleure régulation du marché de l’art. Et qu’ils n’auraient, à ce titre, pas les outils adéquats pour détecter des opérations suspectes. “Mais tout le monde a une obligation, a minima, de ne pas fermer les yeux”, tranche-t-il.
La discrétion comme règle d’or
Le cœur du problème semble bel et bien être la transparence. S’ils disposent de moyens juridiques, les gros acteurs du marché de l’art, eux, “n’ont pas confiance dans l’anonymat qui est garanti par Tracfin”, révèle Jean-Pierre Osenat, du Symev. “Et s’il se savait qu’ils avaient dénoncé l’un de leurs clients, c’est tout leur marché qui s’effondrerait. Il faut être très vigilant face au blanchiment d’argent, et en même temps, il ne faut pas casser le commerce”, ajoute-t-il pour justifier le peu de déclarations de soupçon.
Le marché de l’art est un milieu où chacun se connaît, il y a la crainte d’être pointé du doigt. La concurrence est telle qu’il faut être impeccable vis-à-vis de son client.Catherine Chadelat, présidente du Conseil des ventes volontairesà franceinfo
“C’est un milieu où la discrétion est une règle majeure, résume Catherine Chadelat. Par exemple, le commissaire-priseur dans une vente aux enchères ne donnera jamais le nom de la personne dont il vend l’objet.” Si, lors de l’achat d’un bien immobilier, l’acheteur connaît le nom des précédents propriétaires, ce n’est pas nécessairement le cas s’il achète une œuvre aux enchères. L’information est pourtant essentielle pour retracer ses origines.
Parfois, les maisons d’enchères elles-mêmes ne connaissent pas l’identité de leur vendeur. Les démêlés avec la justice d’Yves Bouvier, un marchand d’art genevois réputé, ont ainsi révélé que Sotheby’s avait vendu, en 2015, le chef d’œuvre Au lit : le baiser de Toulouse-Lautrec sans savoir qui en était le véritable propriétaire – en l’occurrence, l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev. La toile s’est arrachée à 16 millions de dollars.
“On ne peut pas se réguler soi-même”
Ces grandes maisons sont pourtant censées être contrôlées depuis 2000 par le CVV. Là encore, Tracfin tape fort :dans son rapport 2018, il reproche à cette autorité de ne pas être assez stricte et dénonce son “positionnement ambigu” qui “a pu revêtir un caractère contreproductif”. Dans son précédent rapport, la cellule affirmait déjà que le CVV n’avait jamais diligenté de contrôle depuis sa création. “Faux et archifaux”, rétorque Catherine Chadelat, précisant avoir saisi les ministres de l’Economie et de la Justice pour dénoncer “une contre-vérité”.
Il n’empêche : la présidente de ce gendarme du secteur marche sur des œufs, tant le rôle du CVV semble peu au goût des professionnels, réticents à toute surveillance. Jean-Pierre Osenat le qualifie ainsi d’“organe de répression”. Le président du Symev dit d’ailleurs être à l’origine d’un rapport parlementaire préconisant son remplacement par un organisme professionnel : “Les boulangers n’ont pas d’instance disciplinaire indépendante, alors pourquoi les commissaires-priseurs ?”
Pour Catherine Chadelat, cette décision rendrait obsolète le rôle du CVV : “Je n’ai pas de pouvoir de perquisition, je ne suis pas là pour faire des enquêtes comme le ferait un officier de police judiciaire, c’est donc à tort que Tracfin a pu nous traiter de mauvais élèves. […] Mais rendre les professionnels majoritaires, cela voudrait dire que ce nouvel organisme ne serait plus un organisme de contrôle externe, estime-t-elle. Or on ne peut pas se réguler soi-même.” Des tensions entre les différents acteurs du secteur qui ne risquent pas de faire émerger un dispositif de contrôle plus efficace.